Opération Ninja

 

                                                           Opération Ninja

 

Quand tu es confinée seule depuis trop longtemps, ton cerveau qui ramollit peut entraîner des pertes cognitives qui risquent sérieusement de mettre ta vie en danger. C’est ce qui m’est arrivé le samedi 13 juin 2020. Une bulle m’est montée au cerveau.

D’ordinaire, j’écoutais bien sagement le duo de la rue Hébert de Ste-Julie qui se produisait sur Facebook depuis le début de la pandémie. Un duo talentueux composé de Mike et Julie, sans oublier la digne maîtresse de cérémonie, Lyne (Nicole pour les intimes). Avec leur musique et leur bonne humeur, ils entraient dans nos maisons à chaque samedi soir. C’était sublime! Humbles de leur personne, ils ne savent probablement pas à quel point ils ont été importants dans la vie des gens. Une opportunité rêvée pour leur rendre hommage.

Je sirotais habituellement un bon rouge ouvert pour l’occasion. Rouge que je finissais le lendemain, car à mon âge c’est fini de boire la bouteille au complet.  Ce soir-là, leur prestation (la dernière) se promettait d’avoir une saveur toute particulière. J’avais mis à exécution un plan qui aurait pu avoir des conséquences désastreuses sur ma qualité de vie. Sans blagues. J’aurais pu être emprisonnée, j’aurais pu être attaquée et/ou poursuivie par des inconnus ou bien me retrouver estropiée m’empêchant de savourer mon été post COVID. Heureusement, cette histoire se termine bien, mais que de péripéties et embûches que même mon grand Maître n’aurait pu prévoir. J’avais pourtant suivi son plan à la lettre. L’opération Ninja!

Opération Ninja

But : Montrer ma reconnaissance au Duo and the Nicole de la rue Hébert.

Quand :  le samedi 13 juin 2020

Matériel :  Du noir et du rouge

Qualifications : Forme physique, courage ou culot (c’est selon)

 

Lorsque j’ai proposé mon ‘’projet-gratitude’’ au grand Maître, il m’a suggéré quelques idées tout en m’encourageant à aller au bout de mon intention même si je lui avais mentionné avoir la pétoche. Il m’a dit : ‘’Va et reviens avec le sourire du devoir accompli et je te récompenserai.  Si tu en meurs, j’érigerai une pierre tombale avec cette inscription dessus : ‘’La Ninja qui aimait trop la musique… le vin a eu raison de sa passion.’’ Ses paroles rendaient la mission encore plus stressante.

Nous avons élaboré notre plan à distance en visioconférence. Le canevas était ambitieux. Surtout que je ne devais jamais me dévoiler. Je pouvais à tout moment décider de ne plus y aller, mais mon maître en me soutenant dans cette mission spéciale faisait de moi la première Ninja quinquagénaire de la société secrète. Et selon lui, en évitant le combat j’avais de grandes chances de revenir vivante.

J’ai voulu reculer à maintes reprises mais le fantasme de voir ma silhouette en statue de bronze devant le siège de la société du côté de Kyoto, remplissait mon cœur de courage.

Mon grand Maître m’a envoyé le professeur Mitsuyoshi ou peut-être bien son fantôme. Il m’a entraînée pendant des semaines. Nous avons pratiqué tout d’abord la conduite automobile à reculons, ensuite une façon d’entrer et sortir du véhicule en moins de 3 secondes. J’ai aussi appris à fermer la porte de la voiture sans la claquer. J’ai dû payer un supplément pour parfaire ma pratique sur une rue ‘’conviviale’’.

Il m’a aussi enseigné des techniques de défenses redoutables et de fines esquives. Techniques qui ont repoussé la mission de deux semaines, car je me suis barré le dos en faisant une roulade arrière sur gazon.

Madame Xing Ming m’a été envoyée pour me conseiller sur mon look et me donner quelques rudiments de l’accent japonais. Elle a sorti TOUT ce que j’avais de noir dans ma garde-robe. Quelques morceaux jugés trop légers ont été vite écartés de la proposition. Elle a insisté pour dire que mon accoutrement se devait d’être discret et étanche. Madame Ming a perdu tous ses points car j’ai été vite repérée par les dames visées, possiblement à cause de la température avoisinant les 30 degrés. Oui, le noir est discret dans un 5 à 7, mais de la tête au pied en pleine canicule, pas tant. Oui, j’étais étanche car ils ne m’ont pas reconnue. Faut dire que le seul bout de peau visible était celui qui tenait la bouteille de Pinot Noir. En passant, j’espère qu’ils l’ont aimé.

J’ai tourné en rond tout le samedi après-midi me demandant, j’y vais… ou… j’y vais pas …? C’est vraiment une idée de fou. C’est pas mon genre de déconner de même. Pis là, la bouteille est achetée. Chu donc moumoune. Ce n’est pourtant pas la première fois qu’on me confie une mission secrète. Sauf que la dernière date de 2010 et j’y ai perdu deux dents.

J’ai même appelé mon grand Maître parce que je branlais dans le manche. Oh, il n’a pas aimé, ça! Sur un ton de menace, il a dit : ‘’C’est simple, tu arrives sur la rue en ‘’q’’. Tu parques ton char. Tu mets ton masque. Tu marches jusqu’à la deuxième maison comme si de rien n’était. Tu déposes la bouteille sur le perron. Tu sonnes.  Tu t’éloignes (pour ne pas qu’il te ramasse par le bras ou le cou (pense aux frais de chiro). Dès que tu vois quelqu’un, tu fais la chorégraphie numéro 3 qui se termine par un double piqué arrière sur le gazon et tu décrisses. Enlève pas ton masque tout de suite. Il y a un marathonien dans le groupe. Il peut t’attendre au coin de la rue. Et, ‘’pouf’’ tout le charme de l’opération aura disparu.’’

À première vue ça semblait simple comme opération, mais mon hamster tentait de me convaincre du contraire. Il me chuchotait que des voisins pourraient appeler la police, prendre mon numéro de plaque et me dénoncer ou bien me courir après et me donner la volée de ma vie. C’est vrai que tout ça en même temps pouvait arriver, mais comme petit thrill post COVID, c’était pas pire pantoute.

Donc, vers 17h, j’ai commencé à m’habiller. J’ai enfilé mes leggings noirs, bas noirs, chandail noir, chaussures noires, manteau noir. Ben non, pas de bobettes!  J’ai pris soin de signer la feuille qui accompagnait la bouteille, j’ai ramassé mes lunettes soleil et mon foulard.

J’ai conduit lentement en direction de Ste-Julie me disant que je pouvais toujours faire demi-tour, mais ‘’Adieu ma statue’’. Mes jambes tremblaient. J’avais chaud.  Était-ce un signe de peur ou tout simplement de mettre l’air climatisée? 

En entrant sur la rue ‘’conviviale’’, j’ai eu la malheureuse surprise de voir mes cibles à l’extérieur. De plus, elles n’étaient pas seules. Il y aurait des témoins. Comme ce n’était pas prévu au plan, je pouvais sans doute revenir au quartier général sans craindre les représailles de mon grand Maître. Pour couronner le tout, l’emplacement prévu pour ma voiture n’était pas disponible. Il a fallu que je fasse un ‘’move’’ de moron pour la stationner. Des plans pour que je me fasse remarquer et que les voisins appellent réellement la police. J’étais dans la m…!

J’ai eu une pensée pour mon grand Maître et immédiatement comme s’il pensait à moi lui aussi, j’ai été survoltée par une grande énergie. On pourrait aussi appeler ça de la folie. Je me suis masquée et casquée et suis sortie de l’auto en deux temps trois mouvements. Agrippant la bouteille d’une main, tenant mon trousseau de clés dans l’autre (mon seul moyen de défense) je me suis avancée vers la maison adoptant une vigilance extrême. J’étais trop près du but pour qu’un imbécile de voisin vienne tout scraper.

J’ai marché vers la maison. Lorsque les deux dames ont commencé à me dévisager, j’ai su que c’était le signal. Je me suis lancée sur le gazon. J’ai déposé la bouteille et effectuée deux ou trois mouvements de karaté appris lors de ma 2e année du primaire. Désolée grand Maître, j’avais complètement oublié les mouvements enseignés par le professeur Mitsuyochi. Mon cœur battait et se débattait et mes leggings descendaient. Je crois même qu’ils ont craqué lors du dernier mouvement qui a failli me faire prendre la débarque de ma vie dans la cour du voisin. J’étais ridicule!

J’ai entendu quelques applaudissements et me suis dirigée vers mon bolide le cœur bondissant toujours et un goût de sang dans la bouche. Même pas pensé m’apporter une bouteille d’eau. Pas fort!

J’ai démarré la voiture sans prendre le temps de boucler ma ceinture. Faut le faire dans une rue ‘’conviviale’’. J’ai eu la confirmation que j’étais pas mal wild finalement.

Après quelques minutes, j’ai pensé à enlever mon masque. Mon corps était tellement détendu. Cela m’a rappelé mon initiation qui consistait à traverser à la nage une rivière de Gatineau, peuplée soi-disant d’un millier de crocodiles affamés. J’étais terrifiée. Je me demandais pourquoi m’était venue l’idée de m’enrôler dans cette organisation. À ma grande surprise, j’avais traversé sans peine la rivière avec le seul souvenir de quelques centaines de sangsues bien accrochées à mes mollets.

En arrivant au quartier général j’ai appelé mon grand Maître et lui ai relaté en détail la mission. Ensuite, je l’ai invité à écouter le show de la rue Hébert afin qu’il valide le succès de l’opération. Il a adoré la prestation du duo. Il m’a sermonné car il aurait apprécié que je l’invite bien avant. Grand fan de Santana, il a été envouté par la finale.

Aux dernières nouvelles, il est vraiment satisfait et fier de moi. Il a fait un appel d’offres pour les plans de ma statue. Je devrais avoir des propositions d’ici la fin de 2020.  Il ne faut surtout pas qu’il sache que vous savez, sinon…. Adieu la statue! Et, comme il se peut que mes services soient requis encore... On reste discrets, please!


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